Collège de GYNECOLOGIE

 

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"Les Habits d'Adam et Eve. Réflexions sur la PUDEUR " par Dr Gemma DURAND

 

Les habits d’Adam et Ève. Réflexions sur la pudeur. 2017

Gemma Durand

Membre de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier

                                                    

Alors qu’Epiméthée avait distribué aux espèces de quoi survivre et que Prométhée avait donné à l’homme le feu et la connaissance des arts, Zeus, sentant sa fin annoncée, lui envoya la justice et la pudeur pour tenter de le sauver [1].Mais si la pudeur vacille, l’homme sera-t-il en danger ?

 

La pudeur originelle

Dieu créa l’homme à son image… … mâle et femelle il les créa. (Gen.1,27)

Adam et Ève sont au paradis, nous sommes au temps de l’innocence. Innocence de tout mais avant tout du fait d’être deux.

Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte. (Gen.2,25) Adam et Ève n’ont pas honte car ils ne savent pas qu’ils sont nus.

Pour se ressentir nu, il faut le regard d’un autre or il n’y a pas d’autre. Il n’y a pas de regard, pas de visibilité, Adam et Ève sont dans un total état de transparence [2]. Ils reposent à côté de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Ève cueillit de son fruit et en mangea, puis en donna à son époux et il en mangea.  ( Gen 3, 6)

Adam et Ève viennent de sortir de l’innocence. Sortie de l’innocence longtemps assimilée, pour les catholiques, à la faute mais aujourd’hui la réflexion tend à dépasser la question de la faute.

L’envie et la possession, à la suite de la désobéissance d’Ève, entrainent une perversion du désir sexuel.

Dans le judaïsme à l’inverse, il n’y a pas de péché, l’élan sexuel préexiste à la consommation du fruit et de lui dépendent la création et l’engagement humain dans le monde.

«Ce n’est pas d’une naïveté virginale, remarque le rabbin Delphine Horvilleur, mais d’un autre état dont l’homme s’extirpe en consommant du fruit défendu [2].»

Pour les protestants, il n’y a pas de faute, la transgression représente un désir de toute-puissance là où l’interdit marquait la limite, explique le pasteur Gérard Delteil (1).                                              

Quoi qu’il en soit, Adam et Ève viennent de sortir de l’innocence. Et dans l’instant qui suit ils se rendent compte qu’ils sont nus.

Leurs yeux à tous deux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus.

Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes. (Gen. 3,7)

« Le sexe a introduit quelque chose à cacher. […]

Le péché a supprimé la transparence de l’âme et la pureté du regard. » dit le spécialiste des religions Odon Vallet [3].

Adam et Ève ont honte, ils bondissent, s’emparent des feuilles d’un figuier et se cachent derrière un buisson.

Le psychanalyste Alain Didier-Weill décrit la scène comme suit:

« Adam avait honte. Il se dissimula derrière un arbre. Il était mal caché, ses pieds dépassaient de partout.

- Où es-tu ? dit Dieu.

- Tu ne vois pas qu'il te fait marcher en te demandant où tu es ? dit Ève. Tout le monde te voit derrière ton arbre.

- Mais s'il me voit, pourquoi il demande où je suis ?

Adam, explique Dieu, est en train d'essayer de se cacher que j'ai mis en lui quelque chose qu'aucun arbre ne peut cacher [4].»

Adam se cache mais Dieu le voit.

Comment as-tu su que tu étais nu? dit Dieu. Tu as donc mangé du fruit de l’arbre?

C’est la femme que tu m’as donnée qui m’a donné le fruit, répond Adam, et j’ai mangé. (Gen. 3,12)

Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. (Gen. 3,21)

Par les feuilles du figuier et les branches du buisson puis les divines tuniques, voilà Adam et Ève enveloppés, cachés, protégés de leur nudité mais aussi de leur vulnérabilité.

C’est la naissance de la pudeur. La première pudeur humaine de la Bible. D’un état non pas impudique mais a-pudique car la pudeur n’existait pas, d’un état fusionnel où l’homme et la femme ne faisaient qu’un, sans peau, sans regard, dans une transparence totale, voici l’homme et la femme enveloppés d’une peau.

D’une peau «posée à l’intersection du moi et de l’autre» selon l’écrivain Régine Detambel [5], d’une peau appelée membrane par Delphine Horvilleur, une membrane qui les sépare [2]. D’un vêtement nouveau qui pose une distance, une séparation.

L’homme et la femme sont deux dès lors qu’ils sont devenus pudiques. Par cette peau nouvelle, en se recouvrant ils se découvrent, en se voilant ils se voient.

Autour de cette peau ils deviennent un et autre. La pudeur est gage d’altérité. C’est à partir de cette séparation que pourra avoir lieu la relation, la pudeur est gage de rencontre. Mais rencontre avec un autre séparé qui ne se livrera jamais tout à fait. La pudeur est gage de respect.

Ce terme pudeur est étrange, il s’attache aussi bien à celui qui voit qu’à celui qui est vu. C’est ainsi qu’il apparait, plusieurs fois, dans l’Ancien Testament. Chez Suzanne qui se baigne nue dans son jardin alors que deux vieillards l’observent (Dan. 13,20), chez David qui danse bien peu couvert lorsque sa femme le voit (Ch. 15,29), chez Noé surpris nu dans sa tente par son fils Cham (Gen. 9,24). Il est indissociable d’un autre affect auquel il est intimement mêlé, la honte.

(1) Gérard Delteil, pasteur et théologien, Montpellier

(2) André Gounelle, pasteur et théologien, Montpellier

 

Pudeur grecque et pudeur romaine

Pudeur vient du grec aidôs qui signifie aussi honte ainsi qu’honneur et modestie. Pudeur vient du latin pudor qui signifie encore honte ainsi que retenue et délicatesse, du latin qui est riche de nuances: si la pudor évoque plutôt la pudeur du corps, la pudicitia est la pudeur féminine des sentiments, la verecundia, ou décence, est le respect de la pudeur et pudere siginifie autant avoir honte que causer de la honte.

Et de la même manière scham en allemand signifie aussi pudeur et honte à la fois. Pudeur et honte sont liées au plus profond de leur sens premier. Aucune origine étymologique ne permet de les dissocier.

Quant à la question du voile, Pénélope se voila le visage lorsque, fuyant avec Ulysse, elle fut rattrapée par Icare. En cela, elle signifiait à son père qu’elle était décidée à suivre cet homme qu’elle aimait [6]. Car se voiler, étymologiquement, signifie se marier : d’ailleurs nubere, ‘se voiler’ a donné nubile. Nous sommes là face au sens premier de la question du voile qui signifie mariage.

Dans la Grèce Antique, se couvrir la tête est synonyme de mariage.Néanmoins pour les Grecs, la nudité est une valeur. La statuaire grecque est le reflet de cette splendeur [3]. Dans les gymnases les Grecs sont nus face aux barbares qui sont vêtus. Mais malgré cette nudité exhibée, la pudeur est présente, on la retrouve dans les vertus de retenue et de modération [1]. Pour les hommes, il s’agit plutôt de décence. La pudeur concerne les femmes. Les femmes mariées sont voilées alors que les célibataires ne le sont pas [7].

Chez les Romains, la pudeur est essentielle et la nudité à l’inverse est un manque tant physique que moral. Néanmoins elle n’est pas taboue, les Romains se déshabillent aux bains mais ils n’en retirent aucune valorisation. «Et si l’exécution de jeunes femmes dans l’Antiquité tardive choque, ce n’est pas parce qu’il s’agit de femmes que l’on tue mais bien parce qu’elles sont nues» [8].

Le voile est là encore synonyme de mariage, son port en est un rite essentiel. Le jour des noces, l’épouse revêt un voile orange orné de myrte et de fleurs d’oranger [9]. Se voiler, là encore, signifie se marier.

Selon Paul et Mathieu

Le mot pudeur n’apparait qu’une fois dans le Nouveau Testament, dans la Première Epître de Paul à Timothée, remarque le pasteur André Gounelle 2. Je veux aussi que les femmes, vêtues d’une manière décente, avec pudeur et modestie, ne se parent ni de tresses, ni d’or ni de perles, ni d’habits somptueux mais qu’elles se parent de bonnes oeuvres comme il convient à des femmes qui font profession de servir Dieu. (Tim. 2,9) Paul défend farouchement la parure, car, alors qu’il souhaitait implanter des communautés juives à influence stoïcienne dans le port de Corinthe, il était très préoccupé de décence face à ces femmes issues de toutes cultures et donc bien impudiques y compris dans les lieux de culte [10]. Le sens du voile évolue doucement, de marier il s’étend à cacher.

L’évangile de Matthieu esquisse une piété de la pudeur. Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte (Mat. 6,6).

Thomas d’Aquin apportera des distinctions: la verecundia c’est le sens de l’honneur, la vertu de tempérance, la modestia, c’est la distinction et la retenue quant à la pudicitia, chère à Augustin d’Hippone, elle représente la pudeur sexuelle.

 

La pudeur évolue au fil des siècles

En effet, le corps doit être protégé de ses ardeurs. Cette protection du corps considéré comme lieu du salut de l’âme par les théologiens et les moralistes va se poursuivre durant le Moyen Âge, période de péchés et d’impudeurs. Pour voir évoluer ce concept de la pudeur au fil des siècles, nous avons choisi de suivre l’exposition La toilette, naissance de l’intime qui examine l’évolution au fil des siècles des représentations en art de la toilette. Car c’est de la pudeur dont la scène traditionnelle du bain parle, de cette limite entre ce qui est caché et ce qui est montré, entre le privé et le public, limite qui évolue au fil du temps [11].

C’est à la Renaissance que l’on assiste à un regain d’intérêt pour le corps qui va de pair avec une préoccupation nouvelle pour la pudeur. Celle-ci apparait dans le langage, elle devient un concept dont on se préoccupe, elle se distingue, peu à peu, de la honte.

La libido et le corps se centrent dans la culture, la pudeur va s’articuler à la chose sexuelle [12]. La nudité, synonyme de sexualité, est cachée, la femme à sa toilette est vêtue.

Au XVIIème siècle, les scènes de la toilette restent pudiques. L’eau est rare et de plus elle est soupçonnée de transmettre des maux. La femme à sa toilette est habillée, sa toilette est publique, le lieu de la toilette est un lieu de rencontre. La femme y est parée de ses plus beaux atours, l’intime ne sera pas dévoilé [11].

Au XVIIIème, la pudeur est l’apanage des femmes. Elle fait partie du contrat social de Rousseau, elle maintient l’ordre dans les familles. Elle devient un principe [7].

La culture du XVIIIème privilégie l’espace privé, les salons fleurissent, le goût personnel et l’intimité y font loi. C’est le moment où la scène de la toilette se privatise, l’espace se ferme, il n’y a plus d’étrangers. Les enfants sont chassés alors que les domestiques sont toujours admis. Il faut dire que l’eau arrive dans les foyers et permet des ablutions plus intimes [11].

Le XIXème est pudibond, pudeur et honte régissent les comportements [13]. Les domestiques quittent la salle de bains, elle devient un lieu d’intimité. Mais ce lieu tenu secret constitue pour les peintres une préoccupation nouvelle et s’ils osent franchir cette porte fermée, ils représenteront cette limite par un voile négligemment posé sur le corps nu de la femme seule [11].

Le XXème siècle modifie le regard posé sur le corps nu. La science s’offre les moyens de savoir et de voir, regarder sans filtre devient obligé. Le progrès est sa seule loi. La médecine déshabille et examine, plus rien ne devra faire ombrage à la recherche du symptôme. Freud propose de tout dire, sans retenue, sans pudeur. Le divan lève le voile. Les jupes des filles ont raccourci, les moeurs se sont libérées, le féminisme est établi. Le plaisir est revendiqué. Sexualité et procréation pensent être dissociées par les moyens modernes de la contraception. L’homme s’est donné les moyens d’assister à la conception. De l’obscurité profonde, l’origine passe à la lumière, et l’embryon, nu, se dévoile. Mais de plus en plus les équipes des laboratoires de fécondation in vitro tamisent l’éclairage et pudiquement baissent les yeux lors de la rencontre entre les gamètes. Les réseaux sociaux prennent le pouls en continu d’un intime et l’offrent au monde, mais c’est un intime choisi, soigneusement sélectionné. Tout n’est pas dévoilé. La télé réalité invente des secrets à montrer, qui dans le fond n’ont rien d’intime, des secrets préfabriqués. Illusion est donnée.

Le XXème siècle joue entre pudeur et impudeur avec légèreté, il brouille les pistes, il trompe l’observateur. Les portes de la salle de bain s’ouvrent à nouveau au peintre. Mais la femme est dans son bain, l’eau est voile. Ce qui a changé, c’est le regard de la femme, il est assuré et fier.

Loin du regard affolé de Suzanne dévoilée par les vieillards de la Bible, «la femme au bain du XXème siècle offre une intimité assumée et met ce regard au défi [11].»

Le monde s’affole, justice et pudeur offertes de la main de Zeus devaient sauver le monde ; si la pudeur hésite, la fin de l’homme est-elle annoncée? Nous étions prévenus ! Tout homme incapable de pudeur et de justice sera éliminé comme un fléau de la société, disait Protagoras. Des mises en garde sont émises. La psychanalyste José Morel Cinq-Mars cite le philosophe Charles Taylor qui se demande si le regard télévisuel n’entraine pas une négation de l’individu comme sujet, l’écrivain Milan Kundera qui considère la pudeur comme essentielle à la survie de l’individu et le philosophe Alain Finkielkraut qui voit, face à la visibilité de la nudité, la perte du visage et du nom [13].

Il est vrai que la nudité s’expose plus. Mais est-elle réellement dévoilée ou bien les voiles ont-ils changé? Les limites de la décence sont-elles plus fragiles ou bien sont-elles livrées à la responsabilité? La pudeur est-elle en danger ou ses fondements sont-ils redistribués?

Anthropologie de la pudeur

La pudeur est une construction sociale, c’est l'intériorisation de normes culturelles. Ces normes sont transmises sur le mode du conditionnement. Les actes situés hors des limites de la décence sont rattachés à la honte par un mot, un regard et leur association au déplaisir en fait des concepts négatifs. Le processus de civilisation distingue l’intime du public par le code de comportement social. Celui-ci s’intègre au fur et à mesure de l’éducation, les autocontraintes se mettent en place [14]. Plus la pression sociale et ses interdits se relâchent, plus le niveau d’autocontraintes va devoir s’élever.

C’est là qu’intervient l’éducation, mais pas seulement: les règles de décence et le respect des limites de l’organisation sociale dépendent aussi de l’économie psychique de chacun. Un exemple d’autocontrainte difficile est celui des loisirs balnéaires. Les femmes sont très déshabillées sur la plage aujourd’hui et les hommes qui les croisent doivent répondre à des codes de conduite stricts. Dans l’établissement de la pudeur il faut être deux, celui qui est vu et celui qui voit.

L’obéissance aux nouvelles règles tacites de décence va faire dépendre la pudeur nouvelle du regard porté sur ces corps dénudés. Un corps qui se dévoile à l’extrême peut ne pas être impudique si le regard qui le croise le protège. Lorsque le corps nu frôle le danger d’être vu, le regard doit s’adoucir, il doit passer sans s’arrêter, croiser sans toiser, effleurer sans déflorer. Il ne se pose pas, ne déshabille pas ce corps déjà bien nu. Certains hommes n’ont pas la force de régir les nouvelles autocontraintes de la pudeur moderne, ils posent les yeux, dévisagent, s’approprient impudiquement une image qui n’eût dû être que reflet, transparence, absence.

Les rôles sont redistribués, les corps se jouent du voile, le réinventent et le regard doit s’adapter, s’évaporer, balayer sans voir, ou voir au delà. Lequel des deux est absent? Le corps transparent ou le regard aveugle? Y a-t-il un hypocrite dans cette pudeur nouvelle?

La pudeur de l'artiste

L’acteur de théâtre se dit en grec hypocritès. Il est une non-personne, un hypocrite, le masque a fait place au visage. Il est absent, il s’est offert au rôle. Le regard du spectateur ne le verra pas.

L’acteur Jacques M. explique: «Je suis pudique mais sur scène, je serais capable d’être nu. Je ne suis plus moi, je suis l’autre, le personnage et si je le nourris de moi, ce n’est plus moi. La question de la pudeur ne me concerne pas, je suis extrait de moi, de mon corps. La limite pudeur - impudeur n’existe pas. Car elle ne se rapporte pas à moi mais au personnage. Elle s’est jouée avant, dans l’acceptation du rôle. Il n’est pas question d’incarner, je ne suis pas dans sa peau. Le personnage n’a pas de peau, c’est une entité. Je suis autre part, hors de moi.»

Et l’acteur de déclamer Paul Claudel : Je suis actrice, vous savez? Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ? […] Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. [...] Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé.

Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c'était vrai. […]

C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit… […]

…Et c'est ainsi que je me montre sur la scène. […]

Je n'ai point honte ! Mais je me montre, et je suis toute à tous [15].

L’acteur est hors de lui. Aucun regard sur lui n’est posé, seul son personnage, au delà, est vu. Adam et Ève étaient passés de transparence à visibilité. À l’inverse l’acteur, le temps de la représentation, passe de visibilité à transparence. Il n’incarne pas, le personnage n’a pas de peau. Pas de peau, pas de voile, pas de pudeur. Et sans honte, il se montre.

Anne Lopez est danseuse. Un jour un plasticien lui a proposé une oeuvre. Elle devait improviser, nue et il la filmait. «J’ai accepté cette transgression par rapport à ma règle, m’explique-t-elle. Il me regardait et j’étais en confiance. L’oeuvre a été mise sur internet, c’était le contrat. Quelques temps plus tard, nous avons été invités à débattre de l’oeuvre en public. Il était à la tribune et moi dans la salle et il parlait de moi à la troisième personne. Alors que jusque là je m’étais sentie sujet dans ce travail, d’un seul coup je devenais objet. Quand je suis sujet, je peux aller chercher au fond et regarder ma pudeur en face. Je me dévoile et je travaille, c’est bien de moi dont il s’agit. Quand je suis objet, ce n’est pas de moi dont il s’agit. J’imagine entrer dans le fantasme de l’autre, dans son désir, dans l’expression perverse de son désir, je suis l’objet de sa demande de dévoilement. Le contrat, c’était de sujet à sujet et à la première parole qui est sortie du cadre, j’ai arrêté ! Fini ! Il a retiré l’oeuvre.» Nue, Anne Lopez restait pudique tant qu’elle était sujet de l’oeuvre qui se jouait. Cette place était son voile. C’est lorsqu’elle a été objectivée qu’elle s’est sentie dévoilée. Qu’elle s’est sentie en danger d’être l’objet du désir de l’autre. Et qu’elle a du se rhabiller.

Valerie est modèle, elle pose nue depuis des années pour le peintre Gérard Calvet. «Je suis pudique, me dit-elle, le regard des hommes dans la rue me met mal à l’aise, je cache mes formes dans de grands vêtements.» «Mais pourtant, demandai-je, vous posez nue, où est la limite de l’intime?»

«Dans la façon dont j’assume mon corps. Dans la gestuelle aussi: bouger nue devant un photographe est plus difficile qu’être immobile devant un peintre. » « Quel est le moment le plus difficile, Valérie?» «Certainement le moment où je me déshabille. Néanmoins pour m’aider, je parle, ma parole dévie le regard de l’homme.»

Plus que la nudité, le déshabillage est intime, au moment de la perte du vêtement, Valérie utilise les mots pour distancer le regard. C’est par eux qu’elle reste pudique, le langage devient son voile. Sous les mots, elle n’a plus honte.

(3) Anne Lopez, danseuse et chorégraphe, Montpellier

 

Le regard de la psychanalyse

Honte en hébreu signifie aussi manque. De quel manque s’agit-il?

La pudeur chez l’enfant a été niée par Freud dans un premier temps mais Françoise Dolto très tôt a mis en garde contre le danger à ne pas en tenir compte auprès des jeunes enfants. Elle émerge lorsque l’enfant se sépare de sa mère. Comme Adam, il passe de fusion à séparation, de transparence à visibilité. Et il ressent le besoin de se cacher. La pudeur est protectrice, elle engage à plus de retenue, elle fait barrage au plaisir de la mère. L’enfant passe d’objet du désir à sujet. La pudeur pose clairement l’interdit de l’inceste [13]. Contenante aussi, elle empêche de sourdre liquides et pensées et devenant capable de bien différencier le dehors et le dedans, l’enfant garde ses secrets [16].

Freud le premier situe la pudeur en rapport avec un manque. Considérant la pudeur comme féminine, ce manque est, selon lui, l’absence chez la femme d’organe phallique. «À la pudeur qui passe pour une qualité féminine par excellence, nous attribuons la visée originelle de masquer la défectuosité de l’organe génital [17].» Lacan va plus loin. Ce qu’il faut voiler, c’est un rien. «Le voile est phallicisant, explique la psychanalyste Isabelle Durand (4), en ce sens que là où il n’y a rien, où il y a un manque, il fait croire qu’il y a quelque chose.» Ce voile pudique sera érigé en barrière entre le regard de l’autre et ce manque qui sera alors symbolisé comme tel. Car c’est sur ce voile posé entre l’intime et l’autre que va émerger le langage. Là où la pudeur signale tout en cachant, là où elle prétend ne pas montrer tout en disant qu’il y a à voir: c’est de ces pulsions contraires que naît le sujet parlant. «C’est dans ce vis-à-vis - dit le pasteur Gérard Delteil - que naît la parole».

«La pudeur introduit la chair dans l’ordre de la parole.» acquiesce le jésuite et psychanalyste Denis Vasse [18]. «Il n’y a pas de rapport sexuel» poursuit Lacan à propos de la rencontre. «Et la seule vertu, rajoute-t-il, s’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est la pudeur [19].» Il ne peut y avoir de fusion dans le vis-à-vis, l’autre restera toujours l’autre. La pudeur est là entre eux.

Pour le psychanalyste Jean-Daniel Causse « La pudeur n’est pas ici le fait de cacher ou de masquer, mais elle est ce qui préside à toute possibilité du voilement et du dévoilement. Elle n’est pas le fait de couvrir sa nudité, ce qui supposerait que la pudeur consiste à cacher ce qui peut se voir. La pudeur concerne justement ce qui n’est jamais voilé ni dévoilé, qui est hors du voilement et du dévoilement et qui donne sa portée, son sens, sa beauté à tout ce mouvement du désir où chacun fait

mine de voiler et de dévoiler ce qu’il n’a pas […] Ce qui n’est jamais mis à nu jusque dans la nudité même. » Cet « impossible à voir» et le psychanalyste de qualifier magistralement cet impossible à voir d’invu, un «invu comme on parle d’un insu à propos du savoir, ou plus exactement un impossible à voir qui ouvre le désir à sa propre capacité de désirer [20].»

Pour la psychanalyste José Morel Cinq-Mars, le voile de la pudeur permet «la circulation du désir sans peur.» La femme qui cherche la rencontre amoureuse ne peut se mettre en danger à cause de la question des enfants et à cause du risque de blessure narcissique qui chez elle est une fragilité. Alors elle utilise sa pudeur pour signifier à l’homme qu’elle souhaite être désirée, tout en lui laissant lanprimeur de la manifestation pour qu’il puisse «s’en croire l’inventeur et annoncer le sien.» Car, entravé dans son angoisse de castration, l’homme ne peut imaginer être désiré, il est terrifié par cette part masculine du féminin et la femme le sait, elle émettra discrètement, et discrétion est un superbe synonyme de pudeur, elle émettra discrètement «le désir du désir de l’autre.» La pudeur sera son langage. Le voile annonce le féminin, le voile est le langage du désir féminin [13].

C’est là exactement que se situe la question du viol. Le viol dévoile le corps mais il dévoile aussi cet espace secret du désir. Il blesse là où se niche ce «désir du désir de l’autre» car d’une pirouette il le renverse : «C’est ce que tu cherchais!» disent les tortionnaires. C’est le retournement de ce désir le plus intime qui rend les femmes muettes, affolées à l’idée que dire serait finir de montrer [21].

Leur mutisme est leur dernier voile. Le travail analytique devra re-fabriquer ce lieu précieux du secret. Dans le temps et dans la patience, dans le respect du langage arrêté, il devra laisser au voile de l’espace le plus secret de la pensée le temps de se tisser à nouveau. Car honte en hébreu signifie aussi délai. «La pudeur, dit Denis Vasse, donnera le temps à la nudité des corps de se révéler dans l’unité de la chair, dans l’éclat du visage [18].»

(4) Isabelle Durand, psychanalyste, Barcelone

 

Le regard de la religion

Ce voile hautement représentatif de rencontre et de langage, mais de mutisme parfois, de manque mais de protection, de désir ou encore de désir de désir est devenu symbole, au fil des temps, du fait religieux. Il touche toutes les religions comme signe d’humilité devant Dieu mais de façons différentes.

Dans le judaïsme, le voile est directement symbole de rencontre sexuelle. Il est synonyme de mariage. Lors de la cérémonie, le jeune marié, caché avec son épouse sous le dais nuptial, lui fait promesse de plaisir. La femme couvre ses cheveux en public. La tête des hommes couvertes par la kippa est signe de soumission à l’autorité transcendante et lorsqu’il prie, l’homme se couvre du talith. À la synagogue, les fumées d’encens cachent Dieu en le masquant d’un voile. Seul Moïse a vu Dieu, et dans l’instant qui a suivi, il s’est couvert d’un voile. La lecture des textes sacrés doit, elle aussi, être pudique. C’est l’interprétation qui les habille d’un voile [2].

Après les mises en garde de Paul aux femmes impudiques dans le port de Corinthe, pudeur et voile sont devenus, dans la religion catholique, hautement représentatifs de ce que la chose sexuelle, le péché, doit être caché. Dans le catholicisme, la grande figure de la pudeur est la vierge Marie. Par cet état dit pur sur lequel aucun homme n’a laissé de trace, le fruit de ses entrailles a échappé au mal qui se transmet d’homme à homme depuis la faute d’Ève. Jésus doit racheter l’humanité du péché d’Ève, il ne peut donc être issu que d’une matrice vierge. La maternité virginale de la mère du Christ est la condition implicite à l’établissement du dogme [10]. Le voile catholique couvre tout ce qui se réfère au corps et à la sexualité. Par lui, la pudeur est essentielle pour protéger de la faute.

Pour Augustin, la pudeur va ordonner toute chose après que l’ardeur de la convoitise ait agité l’âme. C’est elle qui va réconcilier raison et désir sexuel. La pudeur est de plus en plus installée dans l’idée de cacher et la question de l’ordre apparait.

Mais les grands penseurs du catholicisme moderne nuancent la question de la faute et articulent le désir à la pudeur avec plus de nuances. «Le regard désirant, dit Karol Wojtyla, peut être un regard pudique s’il ne fragmente pas car un corps fragmenté perd son unité et sa grâce. Le regard pudique atteint, au-delà de l’apparence, la beauté rayonnante du corps [22].»

Chez les musulmans, la pudeur est sacrée, elle fait partie de la foi. «Dis aux croyants de baisser leur regard» dit le Coran. Le musulman doit être modeste et réservé, il doit parler sans élever la voix.

Mais si la pudeur est sacrée, la question du voile est complexe. À l’origine, le hidjab, le rideau, délimitait à l’intérieur de la maison l’espace privé. L’awra, le corps de la femme, signifie ce qui est caché. L’awra et le hidjab délimitent les espaces public et privé. Le Coran n’a jamais arbitré les modalités de vêtement sur le plan religieux [23]. Il recommande seulement aux épouses du prophète de cacher leurs parures. En cela, le voile était le signe distinctif de l’élite sociale alors que l’impudeur témoignait d’une condition inférieure. La religion a été utilisée par certains pour le légitimer et ainsi préserver une tradition.

Mais le voile aujourd’hui, sous couvert de religion, prétend être l’inverse de la rencontre sexuelle. Il imagine la cacher, l’annihiler. Il est lié de très près à la question de la virginité, virginité dont dépend l’honneur de la jeune fille, de son père et du reste de la famille. Et au delà puisqu'il régit les relations extra-familiales et l’organisation du premier cercle social. La perte de la virginité est immédiatement compensée par le port du voile, membrane ou tissu, peu importe, dans les deux cas, il faut cacher. Car si hidjab signifie voile, en arabe il signifie aussi hymen. Mais que prétend-il cacher? La pudeur, le voile, ne cachent pas, ils signalent.

Le voile ne parle-t-il pas, plus que son absence même, de la chose sexuelle? En prétendant ne pas montrer, ne dit-il pas qu’il y a à voir? Dans une totale confusion, le voile prétend cacher ce qu’il dévoile au grand jour.

Nous touchons là au trouble évoqué par le voile : «La perversion, dit Jean-Daniel Causse, sera toujours de laisser supposer à un autre qu’on aurait le pouvoir de montrer et donc d’atteindre ce qui en réalité est imprenable [20].»

En niant le coeur même de la pudeur, en cela que l’autre sera toujours l’autre car tout ne sera jamais à voir ni donc jamais à cacher, en niant que la pudeur témoigne d’altérité, le voile met en péril la place de sujet de celle qui le porte. On ne peut pas tricher avec la pudeur, pas mentir - la danseuse l’avait dit - au risque de mettre en danger la place de sujet. Et par l’obligation faite aux femmes de le porter, par les recherches de preuves de virginité qui leur sont imposées, il faut se rendre à l’évidence que ce mythe de la virginité et de son corollaire le voile, aujourd’hui totalement détachés du fait religieux, sont, au niveau du fantasme, d’origine incestueuse [10].

Le voile de la pudeur protestante est tout en délicatesse. Selon le pasteur André Gounelle «la pudeur s’inscrit entre l’autre et l’intime, en ce sens que, si seul l’autre peut être intime, seul l’intime est vraiment l’autre. L’intimité suppose une altérité toute proche, mais en même temps irréductible.

L’intimité et l’altérité ne se perçoivent que si l’on est assez intime avec l’autre pour ressentir sa différence.» On ne voit pas Deus nudus, disait Luther. «Il y a une pudeur de Dieu, poursuit André Gounelle. À chaque instant Dieu est présent dans son absence et absent dans sa présence. Dieu, dans le même geste se dévoile et se voile.»

 

La pudeur dans la relation de soin

Au delà de la rencontre, au delà de la religion, comment appréhender la pudeur dans la relation de soin? La médecine de Foucault qui cherche le symptôme faisant fi de tout voile, la psychanalyse de Freud qui engage à tout dire sans honte, ont-elles totalement écarté la pudeur?

Dans le travail d’analyse, Freud, le premier mesurait les difficultés à se dévoiler. Il rendait compte des résistances, des censures contre lesquelles il luttait.

La psychanalyste Pascale de Charentenay (5) explique «au delà de se montrer à l’autre dans un total dévoilement, la difficulté pour l’analysant est de se montrer à lui-même, de se soutenir comme ce qu’il est vraiment.» L’impudeur des rêves, cellede l’inconscient ouvrent au danger, à la fragilité, mais là encore, c’est l’interprétation qui les couvre d’un voile.

(5) Pascale de Charentenay, psychanalyste, Montpellier

En médecine, les corps nus passés au crible des examens, des rayons, des résonances magnétiques et multiples sont à l’épreuve de la pudeur. Mais pour le patient, mis à mal par les circonstances, parfois dans une extrême urgence, c’est de la pudeur dont dépend son maintien en place de sujet. En cela, elle est indispensable. D’ailleurs, au delà d’une simple recommandation, elle est uneobligation. Elle est un droit pour le soigné et un devoir pour le soignant.

Le juriste François Vialla explique que la pudeur est envisagée dans le droit par le biais de la dignité et du respect de la vie privée. «Le principe de fondement de la dignité humaine, fondement de la législation bioéthique, a été intégré par la loi du 4 mars 2002 dans le Code de santé publique qui dispose que la personne malade a droit au respect de sa dignité.» Ceci s’applique au respect de l’intimité physique et psychique du patient. «Et dans cette préservation de la pudeur du soigné, la dignité est assortie de droits corollaires au nombre desquels figure le droit au respect de la vie privée [24].» L’article 9 du Code civil dispose que chacun a droit au respect de sa vie privée. Ceci comporte le respect du secret professionnel assorti d’un strict contrôle des données médicales, difficile aujourd’hui à l’ère du numérique mais néanmoins incontournable, le devoir d’information et le nécessaire consentement du malade en cas d’examen dans le cadre d’un enseignement ou d’un essai clinique.

Comment tenir un tel enjeu à l’heure où il est acquis que chaque courbe du corps, chaque ombre la plus intime, chaque cellule, chaque gamète, chaque brin d’ADN ou même partie d’un gène devra être examiné?

La consultation de gynécologie est dans son essence même à l’épreuve de la pudeur. Le temps du face à face est très particulier car au delà des considérations générales, cette spécialité requiert de parler de rencontre, de parler d’amour, parfois de désamour. De parler de sexualité, parfois de difficultés. De parler de naissance, de vie, parfois de fin de vie. De prévention, de mode de vie et aussi de confort de vie. Les questions sont précises, on ne donne pas la même contraception à une femme qui n’a connu qu’un homme et ce depuis fort longtemps qu’à celle qui est encore à la recherche du prince charmant. C’est un moment fragile, qu’un rien peut faire tendre vers l’impudeur. Cette pudeur à protéger, à force d’humanité, c’est à ce stade de la consultation la pudicitia, la pudeur des sentiments.

Vient ensuite la confrontation délicate avec la pudeur du corps. La femme s’est déshabillée à l’abri des regards, plus que la nudité, le déshabillage est intime, la modèle du peintre nous l’a dit. Elle est allongée, la position horizontale médicalise le corps nu lorsque nous nous approchons. C’est la qualité du regard porté sur ce corps dénudé qui va restaurer la pudeur.

Comme le regard analysé par les anthropologues face aux défis sociétaux de la pudeur moderne, sur la plage par exemple, le regard du médecin va protéger le corps dévoilé de la femme inquiète en s’adoucissant, passant sans s’arrêter, croisant sans toiser, effleurant sans déflorer. Dans les premiers instants, en signifiant la transparence du corps, son absence, il le couvre d’un voile.

Ainsi que la parole qui, comme pour la modèle nue face au peintre, protège la pudeur et distancie la nudité par les mots qui font voile. Mais le franchissement nécessaire dans notre spécialité, par les gestes et la vue, de l’hymen qui offre, même absent, un symbole puissant, vient mettre à mal les protections qui chez certaines femmes endiguaient une blessure ancienne. Celles qui ont subi, longtemps auparavant, un outrage, la pire effraction impudique à l’intégrité du moi, outrage dont on a vu qu’il blessait au delà du corps le désir du désir de l’autre, ces femmes pleurent et révèlent le secret jusque là gardé. Leur mutisme, le dernier voile est fissuré. Elles tanguent entre pleurs et peur. Toute effraction impudique ouvre à la fragilité. C’est là notre condition d’humain voué à l’intranquillité. Et le voile le plus puissant et le plus fragile à la fois, il faut le reconnaitre, c’est l’hymen! Recouvrant l’angoissante invisibilité du sexe féminin, il est la délicate porte du continent noir de Freud. Inquiétant les femmes et plus encore les hommes ! N’acceptant pas le moindre outrage, ni même en paroles. Pudeur parmi les pudeurs, voile parmi les voiles, son empreinte à jamais présente constitue la limite à l’équilibre entre l’intime et le monde. La pudeur féminine, loin de reposer sur l’absence d’un quelconque organe phallique, est la clé de voute de la rencontre humaine, la clé de voute de l’avancée de l’humain vers le monde.

 

Impudeur et grands traumatismes

Nous finirons avec une effraction particulière du voile pudique. Longtemps après Ève et Adam, dix générations à peu près, alors que l’Eternel regrettait d’avoir créé l’homme sur la terre nous dit la Bible, Noé réussit à échapper au déluge envoyé. Sur son bateau, sa femme et ses trois fils, Sem, Cham et Japhet l’accompagnaient ainsi qu’un couple de chaque espèce animale. Mais l’exode dans l’arche a été long. Lors du retrait des eaux, Noé et les siens gagnèrent la terre ferme et ils s’y installèrent. Noé planta une vigne et fit du vin. Soûl, Noé dort nu dans sa tente mal fermée. Ses trois fils entrent mais si deux d’entre eux détournent les yeux et couvrent leur père d’un manteau, Cham le voit. Cham est alors maudit par ce père qui déclare que le fils de Cham, son petit-fils, sera esclave. Cham, en posant les yeux sur le corps nu de son père, a commis l’impudeur majeure. Car si l’on en croit l’enseignement de la Bible, celui qui regarde la nudité est déjà engagé dans l’acte sexuel. Ce regard du fils au père est un acte incestueux.

Delphine Horvilleur lit cette scène biblique comme une métaphore des grands traumatismes. Pour la famille de Noé, l’exode dans l’arche, par une promiscuité dans un contexte de violentes angoisses, a créé une « tentation fusionnelle » qui a mis à mal la membrane séparatrice [25]. Elle est devenue perméable. Cette mise à mal de la pudeur - tant la pudicitia, le pudeur des sentiments, que la pudor, la pudeur du corps - met la protection contre l’inceste en danger, bien sûr au niveau du fantasme. Ce danger de l’inceste, dans les textes, c’est la tente de Noé mal fermée, c’est le regard du fils au père, c’est la malédiction adressée au petit-fils condamné à être esclave. Car une vie d’esclave est une vie sans pudeur, sans intime, sans séparation. C’est la condamnation à une place d’objet, non de sujet dans le face à face avec l’autre.

Il en va ainsi de tous les grands traumatismes, génocides, déplacements de population, exils. Les exodes et les déportations ouvrent à l’impudeur par le paroxysme de la douleur et de la peur mélangées, partagées de trop près. La pudeur mise à mal, c’est la membrane protectrice fissurée.

C’est, à l’inverse d’Adam, le risque de repasser de séparation à fusion. La psychologue Valentine Chaix a travaillé sur la transmission de la douleur de la Shoah aux descendants des déportés. Car souvent, explique-t-elle, cette douleur n’est pas parlée, elle n’est pas racontée aux enfants et aux petits-enfants. La langue de l’horreur n’existe pas. À moins qu’ils ne soient pas capables de l’entendre. Les rescapés des barbaries du XXème siècle, la plupart du temps, se taisent [26]. Cette impudeur de la terrible fuite, qui brouille les repères de l’espace mais aussi ceux du temps les a réduit au silence. Elle a coupé la voix. Là encore, le mutisme fait voile. Révéler mettrait en danger, certains en sont morts.

La psychanalyste Anne-Marie Navon (6)  interroge : révéler, de revelatio en latin, ôter le velum, ne peut-il s’entendre comme enlever le dernier voile contre lequel il était encore possible de tenir debout, de survivre? Mais au delà de ce mutisme et par delà ce silence, la blessure a néanmoins réussi à atteindre, sans paroles, les enfants et les petits-enfants. Dans le silence des ténèbres de l’indicible, la douleur est passée. Elle est devenue héritage. Héritage particulier empruntant les chemins secrets du silence. «Étouffante sensation, écrit Helene Epstein, de porter lourdement en héritage quelque chose qui ne leur appartient pas [27].»

«Au moment de notre naissance, dit le poète Maurice Maeterlinck, les événements de notre vie sont lâchés loin de nous, comme un vol de pigeons voyageurs. Ils ne reviennent au colombier jusqu’au moment de la mort. [...] Qu’advient-il de ceux qui ne nous retrouvent plus? [...] Ces derniers cherchent-ils la demeure de nos enfants [28]?» Par où passe cet héritage? Quel chemin a-t-il emprunté? Ne serait-ce par cette porosité, par cette membrane abimée par le temps d’impudeur de l’exode que le traumatisme a pu sourdre et se répandre de génération en génération [25]? Par ce voile déchiré que la douleur est passée?

Les descendants des survivants devront prendre la parole et interroger, pour comprendre. Pour réécrire le récit avec un nouveau langage. Et rebâtir, par les mots, pudeur et séparation. Pour rompre la malédiction. Pour remettre en ordre la génération.

À la suite du philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin, Anne-Marie Navon réfléchit à l’éthique de l’écoute car révéler sans accent, c’est revéler, refaire voile, voile pudique. Refaire voile en contant ce qui est arrivé. En reprenant le fil dutemps. Car il est écrit dans la Bible: Tu raconteras à tes enfants. (Ex. 13,8) Dans Ézéchiel, il est rapporté le proverbe: Les parents ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants ont été agacées. (Ez. 18, 2-3) Le prophète Jérémie rajoute: En ces jours-là, les parents mangeront des raisins verts et les dents de leurs enfants ne seront pas agacées. (Jér. 31,29)

(6) Anne-Marie Navon, psychiatre et psychanalyste, Montpellier

 

Références

[1] Habib, Claude. « Pudeur » Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. Sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, Paris, 2004 pp. 1229-1232

[2] Horvilleur, Delphine. En tenue d’Ève, Féminin, pudeur et judaïsme. Grasset, Paris, 2013

[3] Vallet, Odon. Le honteux et le sacré. Albin Michel, Paris, 1998

[4] Didier-Weill, Alain, Dialogue avec Satan. Les Editions du Crépuscule, Paris

[5] Detambel, Régine. Petit éloge de la peau, Gallimard, Paris, 2007

[6] Bologne, Jean-Claude. Pudeurs féminines, Seuil, Paris, 2010

[7] Bologne, Jean-Claude. « La pudeur féminine: une longue histoire » Quarto 90 La femme et la pudeur Juin 2007, pp. 48-52

[8] Ménard, Hélène. « Le supplice au féminin dans l’Antiquité tardive » Passion de Perpétue 20,

[9] Gayraud, Michel, « L’émancipation de la femme romaine IIè s. av.-IIè s. ap. J.-C.» Memors of Beppu University n°44, 2003, pp. 27-33

[10] Durand, Gemma « Sexualité et Religions » Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2012, conférence 4209

[11] Laneyrie-Dagen, Nadine & Vigarello, Georges. La Toilette Naissance de l’intime, Hazan, Paris, 2015

[12] Monribot, Patrick. « La pudeur originelle » Quarto 90, La femme et la pudeur, juin 2007, pp.34-38

[13] Morel Cinq-Mars, José. Quand la pudeur prend corps, PUF, Paris, 2002

[14] Elias, Norbert. La civilisation des moeurs, Calmann-Levy, Paris, 1969

[15] Claudel, Paul. L’Échange. Mercure de France, Paris, 1914

[16] Cote, Armando. « L’intime blessé et les voiles de la pudeur » Mémoires, Centre Primo Levi 65, Novembre 2015, pp. 16-17

[17] Freud, Sigmund. « La féminité » XXXIII conférence, Nouvelles suite des leçons

d’introduction à la psychanalyse, PUF, Paris, 2013 p. 216

[18] Vasse, Denis. « Un monde sans pudeur ? » Études 2/2002 Tome 396, pp. 197-205

[19] Lacan, Jacques « Les non-dupes errent » leçon du 12 mars 1974 Séminaire XXI (non publié)

in Causse, Jean-Daniel. « Entre voilement et dévoilement : une éthique du désir », in Marie- France Badie, Michèle-Caroline Heck, Philippe Monbrun (éd.), La fabrique du regard, Michel Houdiard, Paris, p. 50

[20] Causse, Jean-Daniel. Op cité pp. 50-52

[21] Roptin, Jacky. « La pudeur, un dire sans dire. », Mémoires, Centre Primo Levi 65, Novembre 2015, pp. 5-7

[22] Wojtyla, Karol. Amour et responsabilité. Stock, 1985

[23] Tincq, Henri. « Quand Mahomet libérait les femmes » Le Monde, 16-17 décembre 2001, pp. 13-14

[24] Vialla, François. « Le droit au respect de la vie privée à l’épreuve de la relation de soin » Mélanges en l’honneur du professeur Claire Neirinck. LexisNexis, Paris, 2015 pp.133-153

[25] Horvilleur, Delphine « Quand la pudeur permet l’altérité. » Mémoires, Centre Primo Levi 65, Novembre 2015, pp. 14-15

[26] Chaix, Valentine. « Les chemins de l’horreur dans la mémoire. Analyse de la transmission du traumatisme de la Shoah chez les petits-enfants de déportés. » École des Psychologues praticiens, Paris, 2008

[27] Epstein, Helen. Le traumatisme en héritage La cause des livres, Paris, 2005

[28] Maeterlinck, Maurice. Introduction à une psychologie des songes et autres écrits. Labor, Archives du futur, 1985

Pour citer ce texte: Durand, Gemma. « Les habits d’Adam et Ève. Réflexions sur la pudeur. »

Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 2017 http://www.ac-scienceslettres-

montpellier.fr/academie_edition/sources/index.php?page=conference_ligne

"HOMMAGE aux FEMMES d'AFRIQUE" par Dr Paul BENOS

 

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Femmes du Sahel et d’Afrique

La réalité cachée par l’image

 

Il serait bien illusoire de faire en quelques lignes un portrait fidèle des femmes d’Afrique tant leur diversité est grande. Chacun les voit avec ses propres yeux : un pagne coloré habillant un corps long et mince, un enfant dans le dos soutenu par un habile montage, une jarre ou une calebasse sur le sommet du crâne ou un corps penché en avant , des bras frêles mais vigoureux pilant inlassablement le mil devant une cabane en banco sans fenêtre et au toit de paille incertain ; et que dire de la beauté de ces visages savamment maquillés , les cheveux tressés avec dextérité et patience ,des bijoux éclatants ornant le cou et les oreilles : voilà pour les représentations, les photographies, les images et les statuettes de bois ou de bronze achetées sur les marchés, dans les souks parfois insalubres des villages et des capitales africaines ou dans les brocantes plus ou moins huppées des pays du Nord.

Mais c’est d’un autre oeil que je les ai vues et appris à les connaître, celui d’un médecin témoin au-delà de leur apparente beauté, de leur souffrance, des inégalités auxquelles elles sont soumises tout autant que de leur admirable énergie au coeur de familles souvent précaires mise au service d’un quotidien répétitif et pourtant indispensable à la survie.

De quelles souffrances est-il question ici ? C’est très tôt que celles-ci commencent, pouvant, comble de l’indécence, prendre l’air trompeur d’une fête. L’ablation totale ou partielle des organes génitaux externes, mutilation sexuelle pratiquée le plus souvent sur des fillettes âgées de quatre à quatorze ans et malgré les lois d’interdiction des pays qui les concernent, restent encore aujourd’hui extrêmement repandues. Si les complications immédiates de l’excision étaient bien connues (infection grave, tétanos) et les conséquences sexuelles déniées, ce n’est qu’en 2010 que la première publication internationale étudiant son impact désastreux sur ses conséquences à l’accouchement a été publié dans la prestigieuse revue le Lancet. Les causes de cette calamité sont nombreuses et complexes : des associations militantes de femmes africaines s’évertuent avec courage à faire disparaitre ce fléau de ce qu’elles appellent « les femmes assises sur le couteau » : ce combat sera long.

Plus tard, les voilà enceintes, mariées souvent très jeunes, et exposées lors de leur grossesse et surtout de leur accouchement à de redoutables complications : « une femme qui accouche a un pied dans ce monde et un pied dans l’autre » dit un proverbe bambara. Le taux de mortalité maternelle reste un indicateur majeur du niveau sanitaire d’un pays ; chaque année, 350 000 femmes meurent de leur grossesse ou au cours de leur accouchement et plus de soixante-dix pour cent d’entre elles sont africaines ! Les causes médicales en sont bien connues et pratiquement tous ces décès seraient évitables avec des soins appropriés. Mais l’absence de recours aux soins, la parité, l’analphabétisme, la polygamie, l’absence de planification familiale et d’espacement des naissances sont les marqueurs et les déterminants socioculturels tenaces de ces catastrophes obstétricales. Et que dire aussi des fistules obstétricales, calamités induites par des accouchements mal conduits, excluant les femmes de toute vie maritale et sociale : l’Afrique occidentale de par ses déserts médicaux recenserait à elle seule près de 50 000 « fistuleuses » chaque année.

Et que dire, dans les régions de conflits si violents en zone sahélienne, du viol des femmes devenu si banal et utilisé comme « arme de guerre » ? Que dire des grossesses adolescentes de ces fillettes mariées si jeunes, exposées plus que toutes autres aux complications obstétricales ? Que dire de la prévalence du VIH/Sida aujourd’hui fortement supérieure à celle des hommes en Afrique stigmatisant les femmes malades comme responsables de sa propagation ? Il serait injuste de prétendre que la communauté internationale n’a pas pris la mesure de ces faits graves et d’oublier que les législations des pays concernés ont oeuvré à en diminuer l’impact.

La santé des femmes constituait un des dix objectifs du millénaire pour le développement (OMD) : des progrès sensibles ont été réalisés mais de répartition très inégale selon les pays, le continent africain restant encore loin des objectifs qu’il s’était fixés. Avez-vous déjà traversé ces villages de la zone sahélienne ? Que voit-on ? Pendant que les hommes palabrent, les femmes s’activent, un enfant porté dans les dos, près d’un feu de cuisson, à la recherche de bois, d’eau, plantent des arbres pour faire reculer le désert et vendent sur les marchés leur maigres récoltes au rythme des saisons, la sécheresse souvent endémique compliquant un quotidien harassant.

« Ce n’est pas par la loi que l’on change les coutumes » disait Montesquieu…alors de fait l’injustice persiste, suscitant l’indignation. Les anthropologues nous aident à en comprendre le sens et le pourquoi mais par un ethnocentrisme exacerbé, le risque de cette vision « culturaliste » est de croire que la situation est figée ; au contraire, là peuvent se trouver aussi les racines de l’engagement de nombre de femmes, organisées en associations multiples, militantes et exigeantes, riches de leur diversité.

Dans un dossier de février 2015 intitulé « Afrique : les nouvelles héroïnes » le journal Le Point citait en exemple de ce continent qui bouge Hawa Abdi , première gynécologue somalienne encore nommée « Docteur Courage », Germaine Acogny, danseuse beninoise qui a fait rêver Bejart, Fatou Bensouda, magistrate gambienne luttant contre la corruption ou Mariam Dao Gabala instigatrice ivoirienne des microcrédits . Si l’on y ajoute cette constatation du PNUD que l’éducation et la scolarisation des filles et jeunes filles est en nette augmentation dans les pays d’Afrique, il y a matière à espérer et dire plus que jamais que « la femme est l’avenir de l’Afrique »